Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/174

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Gavarni vit plus seul avec lui-même que jamais. On ne voit plus personne dans la mansarde carrelée où il travaille maintenant. Il n’est plus un homme, mais un pur esprit, que rien, rien au monde, ne semble rattacher à l’humanité. Quand on lui parle de l’avant-dernière couche de ses amis, on sent qu’il y a déjà des pelletées d’oubli dessus. À peine s’il s’en souvient, et s’entretient-il d’eux, c’est avec un regard qui a l’air de fouiller la lointaine cantonade de ses souvenirs.

Ce soir, dans une de ces fouilles qu’a provoquées la parole de l’un de nous, il nous fait un drolatique tableau de l’intérieur de Daumier, l’artiste, le grand artiste, nous dit-il, le plus indifférent au succès de son œuvre, qu’il ait rencontré dans sa vie. Une immense pièce, où, autour d’un poêle de fonte chauffé à blanc, des hommes étaient assis à terre, chacun ayant à sa portée un litre auquel il buvait à même, et dans un coin, une table portant, dans le désordre le plus effroyable, un entassement et un amoncellement de choses lithographiques, et dans un autre coin, le groom et le rapin tout à la fois du dessinateur, choumaquant et recarrelant de vieux souliers.

Gavarni rit beaucoup avec nous d’un article de biographie crânologique publié sur lui, ces jours-ci, article dans lequel on lui accorde la sensitivité, mais on lui refuse la vénération : « Voilà, Messieurs, s’écrie-t-il, c’est cruel, mais c’est comme ça, je n’ai pas pour deux sous de vénération ! »