Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/209

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11 juin. — Je suis repris de mes douleurs de foie et je crois un moment à une seconde jaunisse[1]. On est bien malheureux vraiment, d’être organisé nerveusement, quand on vit dans le monde des lettres. Si le public savait au prix de combien d’insultes, d’outrages, de calomnies, et de malaises d’esprit et de corps, est acquise une toute petite notoriété, bien sûrement, au lieu de nous envier, il nous plaindrait.

15 juin. — Nous nous sauvons de la maladie, à la campagne, au château de Croissy, dans notre famille. Il fait bon de passer des heures, couché dans le parc, sous une rochée de trois immenses tilleuls, réunis et joints au pied, vieux tilleuls sur lesquels s’étend par plaques une mousse sèche et verdegrisée, qu’imitent si bien les naturalistes sous les pattes de leurs animaux empaillés.

L’énorme bouquet d’arbres où, à chaque instant, la brise fait courir de longs frissons, est tout albescent de petites fleurs d’un blanc jaunâtre, d’où descend la fine, moelleuse et pénétrante senteur d’un arome sucré et tiède.

Et dans le fouillis des branches de ce triple arbre une infinie musique emplissant l’oreille, du bruit d’un monde ailé en travail, d’un murmure heureux,

  1. À la suite de cet article où nous étions appelés les sergents Bertrand de l’Histoire. Je ne nomme pas l’auteur, parce que j’aime beaucoup son talent et sa personne, et que je crois maintenant ce double sentiment partagé par lui à mon égard.