Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/210

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d’un susurrement comme grisé de millions de petites chansons balancées aux millions des feuilles ; l’hymne de cent ruches d’abeilles butinant dans la flore de ce morceau de forêt, et l’emplissant de je ne sais quelle vie dodonienne.

15 juin. — Nous allons voir des voisins de campagne, des gens aimables, accueillants… Ça ne nous pousse pas à faire des frais. Plus nous allons, moins nous pouvons jouer par politesse la fatigante comédie du monde, que tous jouent si naturellement et sans aucun effort. Il y a dans ce travail de l’amabilité une énervante dépense physique du soi-même. Ce masque du sourire nous pèse et nous contracte les lèvres. Les lieux communs nous répugnent tant, que c’est presque une souffrance quand nous les abordons. Faire semblant de prendre intérêt par le remuement et le jeu de la physionomie au bruit de paroles dont le devoir est seulement d’empêcher le silence, devient une attention crispante au bout de quelque temps.

Puis entre nous et ce monde, il y a un fossé. Notre pensée vivant au-dessus des choses bourgeoises, a de la peine à descendre au terre-à-terre de la pensée ordinaire, tout entière alimentée par les basses réalités de la vie et la matérialité des événements journaliers. Oui, nous sommes de ce monde, nous en avons le langage, les gants, les bottes vernies, et cependant nous y sommes dépaysés et mal à l’aise, comme des gens déportés dans une colonie,