Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/329

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Flaubert nous raconte son premier amour. Il allait en Corse. Il n’avait fait encore que se desniaiser avec une fille de chambre de sa mère. Il tombe dans un petit hôtel à Marseille, où des femmes de Lima étaient descendues avec un mobilier d’ébène, incrusté de nacre, qui faisait l’émerveillement des voyageurs. Trois femmes en peignoir de soie, filant du dos aux talons, flanquées d’un négrillon habillé de nankin et chaussé de babouches : un monde qu’il entrevoyait dans un patio tout plein de fleurs des tropiques, et où chantait au milieu un jet d’eau, — pour un jeune Normand qui n’avait encore voyagé que de Normandie en Champagne et de Champagne en Normandie, c’était d’un exotisme bien tentant. Et un matin, revenant d’une pleine eau dans la Méditerranée, à l’une de ces trois femmes rencontrée sur le seuil de sa chambre, une femme de trente-cinq ans, une magnifique créature, il jetait un de ces baisers où l’on jette son âme… Ce furent une fontaine de délices, puis des larmes, puis des lettres, puis plus rien.

Depuis, il revint plusieurs fois à Marseille, s’informa et ne put jamais savoir ce qu’étaient devenues ces trois femmes. La dernière fois qu’il y passa, se rendant à Tunis à l’occasion de son roman de Carthage, il ne retrouve plus la maison, qu’à chacun de ses passages il avait été voir. Il regarde, il cherche, il s’aperçoit que c’est devenu un bazar de jouets, et que le premier est occupé par un coiffeur. Il y monte, s’y faire raser, et reconnaît encore au mur le papier de la chambre.