Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/389

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sont pas complètement terminés, nous allons jusqu’au dernier chapitre. Il est deux heures.

Je vais écrire ici ce que je pense sincèrement de l’œuvre d’un homme que j’aime, et dont j’ai admiré sans réserve le premier livre. Salammbô est au-dessous de ce que j’attendais de Flaubert. La personnalité si bien dissimulée de l’auteur, dans Madame Bovary, transperce ici, renflée, déclamatoire, mélodramatique, et amoureuse de la grosse couleur, de l’enluminure. Flaubert voit l’Orient, et l’Orient antique, sous l’aspect des étagères algériennes. L’effort sans doute est immense, la patience infinie, et, malgré la critique que j’en fais, le talent rare ; mais dans ce livre, point de ces illuminations, point de ces révélations par analogie qui font retrouver un morceau de l’âme d’une nation qui n’est plus. Quant à une restitution morale, le bon Flaubert s’illusionne, les sentiments de ses personnages sont les sentiments banaux et généraux de l’humanité, et non les sentiments d’une humanité particulièrement carthaginoise, et son Mathô n’est au fond qu’un ténor d’opéra dans un poème barbare.

On ne peut nier que par la volonté, le travail, la curiosité de la couleur empruntée à toutes les couleurs de l’Orient, il n’arrive, par moments, à un transport de votre cerveau, de vos yeux, dans le monde de son invention ; mais il en donne plutôt l’étourdissement que la vision, par le manque de gradation des plans, l’éclat permanent des teintes, la longueur interminable des descriptions.