Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/391

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’y a là-dessus de sérieux que quinze à seize cents francs… le reste est dû à des amis comme vous !

19 juin. — Dîner tous ces jours-ci chez Grosse-Tête, au passage de l’Opéra, avec du monde des lettres et du théâtre. Pas de monde au monde, d’où l’on sorte plus triste, et avec quelque chose en soi de non satisfait. On ne sent pas là un frottement d’hommes. On coudoie un feuilleton, un paradoxe, une blague. Mais ni une parole ni une poignée de main, où l’on trouve, une chaleur, une communication de sympathie. On s’en va de là, vide, glacé, désappointé. Eux, les autres, pourtant vivent dans cette sécheresse comme dans leur élément natal… Oui vraiment, il y a surtout là, une certaine manière de demander aux gens comment ils vont, où la question est tellement et uniquement faite avec les lèvres, qu’elle est plus durement indifférente que le silence.

Dans ce restaurant, on entrevoit, se profilant sans bruit, la silhouette de Ponson du Terrail, avec à l’horizon du boulevard son dog cart, la seule voiture d’homme de lettres roulant sur le pavé de Paris. Le pauvre garçon la gagne assez sa voiture, et par le travail et par l’humilité de sa modestie littéraire. C’est lui qui dit aux directeurs de journaux, où il a un immense roman en train : « Prévenez-moi trois feuilletons d’avance, si ça ennuie votre public, et en un feuilleton je finirai. » On vend des pruneaux avec plus de fierté.