Page:Goncourt - Journal, t7, 1894.djvu/59

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mets ce soir les Sichel, en voiture, pour les Eaux-Bonnes, et de chez eux, je vais à la Maison d’Or, où Zola nous donne un dîner, pour la reprise de l’Assommoir. Les dames de la société me blaguent sur les succès, qu’elles prétendent que j’ai auprès des femmes. Puis entre nous trois, Zola, Daudet et moi, il y a une causerie intime sur le jeune de la littérature actuelle, qui, ayant l’idée d’un livre, et en détaillant avec feu tout l’intérêt, finit par dire froidement : « Ah ! si un éditeur me le commandait ! »

Samedi 27 juin. — Je pensais aujourd’hui, à mes moqueries de la petite, quand elle disait qu’elle voulait acheter une baraque, et y vivre de ce qui pousserait dans le jardinet, et alors qu’elle jetait en point d’interrogation à sa mère : « Lorsqu’on reste couché, on n’a pas besoin de manger beaucoup, n’est-ce pas ? » Hélas ! ce plan d’avenir, qui me semblait une toquade de folle et de paresseuse, était inspiré à la pauvre enfant par cette anémie, qui a tout à coup éclaté, par le sentiment de sa faiblesse, qui lui faisait craindre, qu’après ma mort, elle ne puisse plus servir dans une autre maison.

Conçoit-on chez les pauvres filles du peuple, qui ne se sentent pas la force physique nécessaire pour gagner leur vie, les angoisses secrètes, le crucifiement journalier qu’elles éprouvent ? Et aujourd’hui mes moqueries, à propos des imaginations inquiètes