Page:Goncourt - Journal, t8, 1895.djvu/62

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Mardi 14 mai. — Oh ! si un homme, comme moi, pouvait rencontrer un Japonais intelligent, me donnant quelques savoureux renseignements, traduisant, par-ci, par-là, quelques lignes des livres à figures, et surtout me criant : Gare ! quand je ferais fausse route, quel livre j’écrirais sur les quatre ou cinq artistes de l’Empire du Lever du Soleil, de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe — non un livre documentaire, comme je l’ai fait pour les peintres français du siècle dernier, — mais un livre hypothétique, où il y aurait des envolements de poète, et peut-être de la lucidité de somnambule.

Mercredi 15 mai. — Deux sœurs, deux enfants, — c’est l’expression de la lettre — avaient demandé, ces jours-ci, à voir l’auteur des Frères Zemganno. Elles sont venues aujourd’hui, ces deux fillettes d’une famille de la petite bourgeoisie, vêtues de robes en laine noire, et les mains dans des gants de soie, au bout des doigts usés. À la fin de la visite, la plus brave m’a demandé dans quel cimetière était enterré mon frère. J’ai été profondément ému par cette touchante prise de congé ! C’est curieux, si je suis bien nié, bien haï, bien insulté, j’ai des enthousiastes, et surtout chez des femmes du peuple, en ce temps où il n’y a plus de religion, et où je me sens, dans leur imagination, occuper la place d’un prêtre, d’un vieil être auquel va un respect religieux un peu tendre.