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aussi élevées. Maintenant vos désirs sont donc accomplis. Robert, votre général est heureux de votre bonheur, heureux de vous revoir, après avoir cru à votre mort. Vous retrouvez Québec dans un triste état, vous avez vu les désastres qu’a faits l’ennemi ; l’heure suprême va bientôt sonner, il faut vaincre, ou mourir. La France nous abandonne, néanmoins il faut lui conserver ses possessions en Amérique, l’honneur nous l’ordonne, la renommée nous oblige. Que diront les temps futurs si Montcalm est vaincu, si l’Angleterre est victorieuse ! Il faut tripler les hommes, les faire sortir de sous terre, il faut lutter contre toute espérance, comprenez-vous, Robert, la position du général en chef de l’armée d’Amérique ? Ne voyez-vous pas, comme moi, son nom inscrit par l’implacable écrivain au nombre de ceux chez qui la valeur fait défaut, incapable du commandement ? Ah ! Robert, Brennus l’a bien dit : oui, malheur aux vaincus.

— Mon général, vous oubliez que la mémoire du vainqueur de Carillon ne peut être ternie. Louis XIV fut défait, mais il n’en est pas moins Louis le grand, et la postérité redira de siècle en siècle ses exploits comme elle reconnaîtra la bravoure de Montcalm, et si malgré les plus nobles efforts, nous succombons, la mère-patrie ne pourra jamais regretter de vous avoir choisi. Car qui mieux que vous, général, aurait pu maintenir le drapeau français en ces contrées que le roi abandonne sans forces (comme une charge inutile, une dépense onéreuse) pour lutter avec un ennemi dix fois supérieur en nombre.

— C’est vrai, mais pourquoi ce pays, si florissant, doit-il passer aux mains de nos ennemis ? pourquoi faut-il que ce soient eux qui récoltent ce que nous avons semé ? Robert, pourquoi la France oublie-t-elle ceux qui lui veulent du bien. Pourquoi Louis XV et la cour acceptent-ils l’humiliation et la ruine ? Quand donc seront-ils rassasiés des plaisirs et des fêtes ? Quand donc cet esprit de philosophie qui s’empare de tout les cerveaux, trainant partout avec lui la démoralisation, disparaîtra du cœur de la France ? Quand donc les Français redeviendront-ils ce que jadis, ils étaient… des Français !

— Hélas, général, lorsqu’il sera trop tard.

— Oui, reprit Montcalm, lorsqu’il sera trop tard.

Et penchant son front vers la terre, il demeura longtemps pensif.

— Robert, dit-il, après quelques instants, vous verrez la patrie arrosée du sang le plus pur de ses enfants, ce sera la réparation des torts accomplis, vous verrez les nations se disputer la France, la déchirer à belles dents, vous verrez tout cela avant peu, car vous êtes jeune, mais moi, Dieu merci, alors, je ne serai plus. Souvenez-vous de mes paroles, Robert, vous verrez que votre général ne se trompait pas.

Montcalm et M. de Marville s’entretinrent encore longtemps à ce sujet.

Le général donna ordre que l’on se mit à la recherche de M. de Kergy et qu’on l’amena devant lui.

Robert laissa Montcalm peu après. Comme il entrait dans le chemin Ste Foye, il aperçut deux combattants dont il ne put distinguer les traits, mais en arrivant plus près, il vit qu’il y avait une femme. Elle venait de tomber, son adversaire avait posé son genoux sur sa poitrine et brandissait un sabre au-dessus de sa tête.

Robert poussa un cri, en reconnaissant Fleur du Printemps et de Kergy.

Avec la rapidité de l’éclair, il ajusta son pistolet et fit feu sur Gontran, il l’atteignit dans les reins ; mais Robert arrivait trop tard, l’épée de de Kergy venait de traverser la poitrine de l’Indienne.

Ils roulèrent tous doux, baignés dans leur sang.

M. de Marville s’élança au secours de la fille du grand chef et la souleva dans ses bras.

— Fleur du Printemps, dit-il, est-il possible que tu meures pour moi.

— Je ne regrette pas la vie, répondit-elle d’une voix à peine intelligible, puisque je t’ai sauvé, Robert, je t’aimais !

Ses yeux se fermèrent et sa tête s’appuya sur l’épaule du jeune homme. Il déposa un baiser sur son front, un sourire passa sur les lèvres de la jeune fille.

— Je meurs contente, murmura-t-elle.

Puis, elle rendit le dernier soupir.

Une larme tomba des paupières de Robert. Ému de douleur, il s’agenouilla devant le corps de celle à qui il devait trois fois la vie.

Voici comment tout ceci s’était passé. La veille Gontran avait vu Fleur du Printemps délivrer son prisonnier. Fou de rage, il allait se jeter sur elle lorsqu’il reconnut qu’il n’avait pas d’armes. L’Indienne elle, portait ses flèches empoisonnées, en même temps, il aperçut un peu plus loin Alléomeni.

— Tu me trahis, s’écria-t-il en menaçant de loin le jeune sauvage, et c’est pour cette Indienne que tu me trompes, eh bien ! elle périra.

À partir de ce moment, il épia toutes les démarches de Fleur du Printemps, et parvint à la rencontrer seule sur le chemin Ste Foye. Il était bien armé cette fois, il s’élança et la lutte s’engagea. Ce fut alors que Robert les aperçut.

Cependant, Gontran n’était pas mort, mais il souffrait horriblement : De l’eau, dit-il, je brûle.

Robert regarda s’il ne trouverait pas une source auprès. À une vingtaine de pas, un clair ruisseau serpentait. Le jeune homme y trempa son chapeau, l’en retira plein d’eau, et l’apporta au moribond.

Gontran le saisit avec avidité, en but le contenu d’un trait, et le lança ensuite, avec rage, au loin.

— C’est lui qui l’emporte et je meurs de sa main sans m’être vengé, murmura-t-il,

— Pensez plutôt que vous allez paraître devant Dieu.

— Devant Dieu, répéta Gontran, vous ne croyez pas ce que vous dites ; laissez-moi en paix.

Puis par un effort surhumain, il se souleva, mais retomba aussitôt, rendant le sang par la bouche.

— La mort… la mort… murmura-t-il, elle vient, non,… non,… je ne veux… pas… mourir.

Robert détourna les yeux de cet horrible spectacle.

— Je ne veux pas… je ne veux pas… répétait M. de Kergy, je suis jeune… je… vivrai…

Et il essaya de nouveau à se lever, mais cette fois il retomba avec son dernier soupir.

En ce moment plusieurs soldats parurent, ils étaient à la recherche de M. de Kergy. Robert les appela et leur raconta ce qui venait de se passer. Ensuite, il leur ordonna de remettre le corps de l’Indienne chez son père et de transporter aussi M. de Kergy chez lui.