Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/124

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— On nous battra encore plus d’une fois auparavant, je le sais bien… Mais j’ignore quand le moment de lutter viendra pour nous ! Vois-tu, il faut d’abord armer la tête et après seulement les mains… à mon avis…

Le jeune homme garda le silence et se remit à manger. Sans qu’il s’en aperçût, la mère examinait son large visage grêlé, essayant d’y trouver quelque chose qui la réconciliât avec la personne massive et pesante du jeune homme. Et quand elle rencontrait le regard perçant de ses petits yeux, elle remuait les sourcils. André se prenait la tête entre les mains et, l’air agité, tantôt se mettait à parler et à rire, tantôt, s’interrompant brusquement, sifflotait un air.

Il semblait à la mère qu’elle comprenait la cause de l’inquiétude du jeune homme. Vessoftchikov était taciturne ; quand le Petit-Russien l’interrogeait sur n’importe quoi, il répondait brièvement, avec une répugnance visible.

Les deux habitants de la chaumière se sentaient à l’étroit et mal à leur aise dans la petite chambre et jetaient tour à tour un furtif coup d’œil à leur visiteur. Enfin, celui-ci se leva en disant :

— J’aimerais me coucher… J’ai été longtemps enfermé, on m’a lâché subitement, je suis parti… je suis fatigué…

Lorsqu’il fut dans la cuisine, il remua encore un peu ; le bruit cessa, puis un silence de mort se fit. La mère chuchota à André :

— Il a des pensées terribles !

— C’est un garçon pas commode ! acquiesça le Petit-Russien, en hochant la tête. Mais cela passera. Moi aussi, j’étais comme lui. Quand le cœur ne brûle pas avec ardeur, il s’y accumule beaucoup de suie… Allez vous coucher, petite mère, je veux lire encore un moment…

Elle alla dans un angle, où se trouvait un lit couvert d’indienne. Assis à la table, André entendit le chaud murmure de ses prières et de ses soupirs. Tout en tournant avec rapidité les pages de son livre, il s’essuyait le front fiévreusement, effilait sa moustache avec ses longs doigts, remuait les pieds… Le balancier de l’horloge résonnait ; aux fenêtres, le vent glissait sur les vitres en gémissant. Et la mère disait à voix basse :