Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/125

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— Ô Seigneur ! Que de gens il y a au monde… et chacun se plaint à sa manière… où sont ceux qui sont heureux ?

— Il y en a, il y en a ! Et bientôt, ils seront nombreux… ah ! si nombreux ! déclara le Petit-Russien.


XXI


La vie s’écoulait rapide, les jours étaient bariolés et divers… Chacun d’eux apportait quelque chose de nouveau, qui ne troublait plus la mère. De plus en plus souvent, des inconnus arrivaient la nuit ; ils conversaient à mi-voix avec André, d’un air soucieux ; puis, très tard, ils s’en allaient par les ténèbres, prudents, sans faire de bruit, le col relevé, la visière de leur casquette rabattue. Et l’on sentait que chacun d’eux retenait son excitation, que tous auraient voulu chanter et rire, mais qu’ils n’en avaient pas le loisir ; ils étaient toujours pressés. Les uns, ironiques et graves, les autres franchement joyeux, vibrants de jeunesse, d’autres encore, pensifs et silencieux, ils avaient tous, aux yeux de la mère, quelque chose d’opiniâtre et d’assuré. Pour elle, toutes ces figures, si différentes fussent-elles, se fondaient en un seul visage, maigre, calme, résolu, un clair visage au regard profond, caressant et sévère, comme celui de Jésus à Emmaüs.

La mère les comptait, et se les représentait entourant Pavel comme d’une foule ; ainsi il devenait moins visible aux yeux des ennemis.

Un soir, une jeune fille alerte, aux cheveux bouclés, arriva de la ville ; elle apportait un paquet à André ; en sortant, elle dit à la mère, avec un regard joyeux et étincelant :

— Au revoir, camarade !

— Au revoir ! répondit la mère, en réprimant un sourire.

Et, après avoir reconduit la jeune fille, elle revint à la fenêtre et regarda sa « camarade » s’en aller par la rue, trottinant, fraîche comme une fleur printanière, légère comme un papillon.

— « Camarade ! » se dit la mère, lorsque la jeune