Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/126

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fille eut disparu. Ah ! ma chérie ! que Dieu te donne un bon camarade pour la vie entière !

Elle remarquait que souvent ceux qui venaient de la ville avaient quelque chose d’enfantin sur leurs traits ; elle souriait alors avec condescendance ; mais, en même temps, un étonnement joyeux la touchait en face de cette foi, dont elle sentait de plus en plus la profondeur ; leurs rêves du triomphe de la justice la charmaient et la réchauffaient ; quand ils en parlaient, elle soupirait sans le vouloir, en proie à un chagrin inconnu. Mais ce qui l’émouvait surtout, c’était leur simplicité, leur si beau et si généreux oubli de soi-même.

Elle comprenait déjà bien des choses lorsque ses hôtes discutaient de la vie ; elle sentait qu’ils avaient, en effet, trouvé la vraie source du malheur des hommes, et elle s’accoutumait à approuver leurs opinions. Mais, au fond de son âme, elle ne croyait pas qu’ils pourraient transformer l’existence à leur idée, ni qu’ils auraient suffisamment de force pour attirer tous les ouvriers à eux. Chacun veut être rassasié le jour même, personne ne veut remettre son dîner, ne fût-ce que d’une semaine, s’il peut le manger à l’instant. Ceux qui prendraient cette voie lointaine seraient peu nombreux ; les yeux ne verraient pas tous qu’elle menait au royaume légendaire de la fraternité des hommes. Et c’est pourquoi tous ces braves gens, malgré leur barbe et leur visage souvent fatigué, étaient des enfants à ses yeux.

— Mes chéris ! pensait-elle en hochant la tête.

Ils vivaient tous maintenant d’une vie bonne, sérieuse et intelligente ; tous parlaient du bien ; et désireux d’enseigner aux gens ce qu’ils savaient, ils le faisaient sans s’épargner. La mère comprenait qu’on pouvait aimer une existence pareille, malgré ses dangers ; et avec un soupir, elle regardait en arrière, là où son passé s’allongeait en une étroite bande, sombre et plate. Sans qu’elle s’en doutât, la conscience d’être indispensable à cette nouvelle vie lui venait peu à peu ; autrefois, elle ne s’était jamais sentie utile à qui que ce fût ; et maintenant, elle voyait nettement que beaucoup de gens avaient besoin d’elle ; c’était une sensation nouvelle et agréable, qui lui faisait redresser la tête.

Elle introduisait régulièrement des brochures à la fabrique, avec le sentiment du devoir accompli ; elle avait