Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/134

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Iégor arriva alors ; comme toujours, il était fatigué, haletant et couvert de sueur. Il dit en plaisantant :

— La transformation de l’organisation actuelle est une grande œuvre, camarades, mais, pour qu’elle marche plus facilement, il faut que je m’achète des souliers neufs ! (Il montra ses bottines éculées et trempées d’eau.) Mes caoutchoucs aussi sont bien malades ; tous les jours, je me mouille les pieds. Je ne veux pas descendre au sein de la terre avant que nous ayons renié le vieux monde d’une manière publique et visible ; c’est pourquoi, repoussant la motion du camarade Samoïlov relativement à une démonstration armée, je propose qu’on me chausse d’une paire de solides bottes, car je suis profondément convaincu que c’est plus utile pour le triomphe de notre cause que la plus vaste échauffourée !

Toujours dans le même langage imagé, il dit comment le peuple avait essayé d’améliorer son sort, dans divers pays. La mère aimait à entendre ses discours ; ils produisaient sur elle un effet bizarre. Elle se représentait alors que les pires ennemis du peuple, ceux qui le trompaient si souvent et avec la plus grande cruauté, c’étaient de petits hommes, à la grande panse, aux joues rouges, rapaces, rusés, impitoyables et fourbes. Si le pouvoir des tsars leur rendait la vie difficile, ils excitaient le monde ouvrier à s’emparer de l’autorité ; puis, quand le peuple se soulevait et arrachait le pouvoir des mains de l’empereur, les petits hommes le leur enlevaient adroitement et envoyaient les travailleurs dans leur taudis ; et si ceux-ci voulaient discuter avec eux, ils les massacraient par centaines et par milliers.

Pavel dit une fois en parlant d’Iégor :

— Tu sais, André, les gens qui rient le plus souvent sont ceux dont le cœur souffre sans cesse.

Après un instant de silence, le Petit-Russien répondit en fermant à demi les paupières :

— Ce n’est pas vrai ! S’il en était ainsi, la Russie tout entière mourrait de rire !…

Natacha revint aussi ; elle avait été en prison, dans une autre ville, mais elle n’avait pas changé. La mère remarqua que lorsque la jeune fille était présente, le Petit-Russien devenait plus gai, plaisantait tout le monde avec une malice sans méchanceté et excitait les