Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/163

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Elle s’en alla dans la cuisine pour ne pas le troubler par ses larmes.

Le Petit-Russien rentra tard ; il était fatigué ; il se coucha aussitôt en disant :

— Je crois bien que j’ai fait dix kilomètres…

— Ça va mieux ? demanda Pavel.

— Je ne sais pas… Ne fais pas de bruit, je veux dormir.

Quelque temps après, Vessoftchikov arriva sale, déguenillé et mécontent, comme toujours.

— Tu ne sais pas qui a tué Isaïe ? demanda-t-il à Pavel, en allant et venant gauchement dans la chambre.

— Non ! fit Pavel.

— Il s’est trouvé un homme qui n’a pas trouvé cette besogne trop dégoûtante. Et moi qui me disposais à l’étrangler ! C’était l’affaire qui me convenait le mieux !

— Ne dis pas des choses pareilles, camarade ! reprit Pavel avec amitié.

— C’est vrai cela ! continua la mère d’un ton affectueux. Tu es bon et tu as toujours des mots cruels… Pourquoi donc ?

En ce moment, il lui était agréable de voir le jeune homme ; son visage grêlé lui paraissait même beau ; elle éprouvait pour lui plus de pitié que jamais.

— Je ne suis bon à rien, excepté à des machines de ce genre, répliqua le grêlé d’une voix sourde en haussant les épaules. Je me demande constamment où est ma place. Je ne la trouve pas. Il faut parler avec les gens ; moi, je ne sais pas… Je vois tout… je sens toutes les humiliations des hommes… et je ne peux pas les exprimer… J’ai une âme muette…

Il s’approcha de Pavel ; la tête baissée, il grattait la table du doigt. La voix plaintive, triste, comme enfantine et qui ne lui ressemblait pas du tout, il demanda :

— Frères, donnez-moi une besogne pénible, n’importe laquelle. Je ne puis pas vivre ainsi sans rien faire… Vous travaillez tous pour la cause, et je vois qu’elle se développe… Mais moi, je reste à l’écart… Je charrie des poutres, des planches… Peut-on vivre ainsi ? Donnez-moi quelque chose de difficile à accomplir.

Pavel le prit par la main et l’attira à lui :

— Nous penserons à toi !

La voix du Petit-Russien résonna derrière la cloison :