Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/180

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Soudain, la voix claire de Fédia Mazine s’éleva dans l’air, tremblante et lente :

— Vous êtes tombés victimes ! entonna-t-il.

— Dans la lutte fatale ! continuèrent deux voix épaisses et assourdies, comme deux soupirs pénibles. Les gens firent quelques pas en avant, marchant au rythme de la mélodie. Et un nouveau chant vibra, déterminé et créateur de résolutions.

— Vous avez sacrifié votre vie ! chanta Fédia dont la voix s’allongeait comme un ruban bigarré.

— Pour la liberté ! reprenaient les camarades en chœur.

— Ah ! vous commencez à chanter le Requiem, fils de chiens ! cria quelqu’un d’une voix malveillante.

— Battez-les ! répliqua une autre voix rageuse.

La mère passa ses deux mains sur sa poitrine ; elle se retourna et vit que la foule, qui remplissait auparavant la rue d’une masse compacte, stationnait maintenant indécise, et regardait se détacher d’elle ceux qui entouraient l’étendard. Ils furent suivis par une dizaine de personnes ; à chaque pas en avant, quelqu’un bondissait de côté comme si le milieu de la rue eût été incandescent et qu’il brûlât les semelles.

— L’arbitraire tombera… prophétisait le chant, sur les lèvres de Fédia.

— Et le peuple se lèvera ! lui répondit un chœur de voix puissantes, énergiques et menaçantes.

Mais des paroles chuchotées se faisaient jour au travers du courant harmonieux.

Des mots brefs retentirent :

— Croisez baïonnette !

Les baïonnettes se tordirent en l’air, puis s’abaissèrent et s’allongèrent dans la direction du drapeau, comme avec un sourire rusé.

— Marche !

— Les voilà partis ! dit le borgne en enfonçant les mains dans ses poches, et en s’éloignant à grandes enjambées…

La muraille grise s’ébranla et, occupant toute la largeur de la rue, avança froidement, à pas égaux, poussant devant elle le râteau des pointes d’acier étincelantes comme de l’argent. Pélaguée se rapprocha alors