Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/194

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Un silence étrange régnait dans le faubourg, il semblait que les gens qui avaient tant crié dans les rues la veille s’étaient cachés à l’intérieur des maisons et y réfléchissaient en silence à l’extraordinaire journée.

Soudain, Pélaguée se remémora une scène qu’elle avait vue une fois, aux jours de sa jeunesse : dans le vieux parc des seigneurs Zoussaïlov, se trouvait un large étang tout parfumé de nénuphars. Par une grise journée d’automne, elle avait passé par là ; un canot était au milieu de la pièce d’eau, comme figé sur l’onde tranquille et sombre, piquée de feuilles jaunies. Et de cette embarcation sans rames ni rameur, solitaire et immobile sur l’eau opaque, parmi les feuilles mortes, se dégageait une tristesse profonde, un chagrin mystérieux. Pélaguée était restée là longtemps, se demandant qui avait pu pousser le canot loin de la rive et pourquoi. Il lui semblait maintenant qu’elle était elle-même pareille à cette nacelle qui jadis lui faisait penser à un cercueil attendant un cadavre. Le soir du même jour, on apprit que la femme de l’intendant s’était noyée ; c’était une petite femme à la démarche rapide, aux cheveux noirs éternellement en désordre…

La mère passa la main sur ses yeux, comme pour en chasser les souvenirs ; sa pensée frémissante et cahotante glissa en palpitant vers les impressions de la veille, qui l’envahissaient. Les yeux fixés sur sa tasse de thé refroidi, elle demeura longtemps immobile ; dans son âme se leva le désir de voir quelqu’un de simple et d’intelligent, pour lui demander une foule de choses.

Et comme pour exaucer son désir, Nicolas Ivanovitch arriva après le dîner. En le voyant, l’inquiétude la saisit brusquement ; elle dit d’une voix faible, sans répondre à ses salutations :

— Ah ! petit père ! vous avez eu tort de venir ! c’est imprudent, on vous arrêtera si on vous voit !

Après lui avoir serré la main avec énergie, Nicolas Ivanovitch consolida ses lunettes sur son nez, et se penchant à l’oreille de la mère, il lui expliqua rapidement, à voix basse :

— Nous avons convenu, André, Pavel et moi, que je viendrais vous chercher pour vous conduire à la ville, le lendemain même de leur arrestation, si elle avait lieu. On est venu perquisitionner ?