Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/211

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bête, et qui pendant longtemps n’avait pas senti l’injustice de la situation, n’avait pas murmuré. Il leur semblait que des milliers de vies parlaient par la bouche de la mère ; tout était banal et quelconque dans cette existence, mais il y avait une quantité innombrable de gens sur la terre qui menaient ce genre de vie… Et, s’élargissant sans cesse sous leurs yeux, l’histoire de la mère prenait l’importance d’un symbole… Nicolas, accoudé à la table, soutenait sa tête dans la paume de ses mains ; il restait immobile, contemplant la mère au travers de ses lunettes avec des yeux clignotants d’attention. Sophie, appuyée au dossier de la chaise, frémissait, murmurant de temps à autre on ne sait quoi et hochant négativement la tête. Elle ne fumait plus ; son visage semblait encore plus maigre et pâle.

— Une fois, je me suis sentie malheureuse, il me semblait que ma vie n’était qu’un délire, dit-elle à voix basse. C’était en exil, dans une misérable bourgade de province, où je n’avais rien à faire, personne à qui penser, excepté moi-même… Par oisiveté, je me mis à additionner tous mes malheurs, à les passer en revue : je m’étais querellée avec mon père que j’aimais, on m’avait chassée du gymnase parce que je lisais des livres défendus ; puis vint la prison, la trahison d’un camarade qui m’était cher, l’arrestation de mon mari, de nouveau la prison et l’exil, la mort de mon mari… Et il me semblait alors que la créature la plus malheureuse de la terre, c’était moi… Mais tous mes malheurs juxtaposés et décuplés ne valent pas un mois de votre vie, mère… non ! Cette torture journalière pendant des années consécutives… Où les pauvres prennent-ils la force de souffrir ?

— Ils s’y habituent ! répliqua la mère en soupirant.

— Je croyais que je connaissais cette vie ! dit Nicolas pensif. Et quand ce n’est plus des impressions détachées, un livre qui en parle, mais un être humain en personne, c’est terrible ! Et les détails aussi sont terribles, les riens mêmes, les secondes qui forment les années…

La conversation se déroulait à mi-voix. La mère, plongée dans ses souvenirs, tirait du crépuscule de son passé les humiliations mesquines et journalières, elle composait un sombre tableau d’horreur muet et immense,