Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/218

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— Et quand il a arrangé l’affaire, savait-il ce qui l’attendait ?

— Je l’ignore… probablement.

— Oui ! il le savait… dit Sophie avec force.

Tous se turent, ils ne bougeaient plus, comme s’ils se fussent figés en une même pensée réfrigérante.

— Voilà ! reprit Rybine d’une voix grave et sévère. Moi aussi, je crois qu’il le savait. C’est un homme sérieux, il n’agit pas à la légère. Voyez-vous ça, camarades ! Il savait qu’on pouvait le transpercer d’une baïonnette ou lui faire les honneurs du bagne, et il a marché quand même ! Il fallait qu’il marche et il a marché ! Si on avait placé sa propre mère au travers de son chemin, il aurait passé outre… n’est-ce pas, Pélaguée ?

— Oui… répondit la mère en tressaillant.

Et, après avoir promené son regard autour d’elle, elle poussa un profond soupir. Sophie lui caressa doucement la main et jeta un coup d’œil de mécontentement à Rybine.

— C’est un homme ! reprit celui-ci à mi-voix, en fixant ses yeux sombres sur ses compagnons. Et de nouveau, tous les six gardèrent le silence. De minces rayons de soleil pendaient en l’air comme des rubans d’or. On ne sait où, un corbeau croassait. La mère regardait autour d’elle, troublée par les réminiscences du Premier Mai, par le souvenir de Pavel et d’André. Dans la petite clairière étroite, gisaient des tonneaux brisés qui avaient contenu du goudron, des bûches écorcées et hérissées ; des copeaux frissonnaient au vent. Les chênes et les bouleaux se dressaient en un cordon resserré ; de tous côtés, ils gagnaient insensiblement sur la clairière comme pour effacer, anéantir tous ces débris, ces ordures qui les outrageaient, et, liés par le silence, immobiles, ils lançaient sur le sol des ombres noires et chaudes.

Soudain, Jacob s’écarta de l’arbre auquel il s’adossait, fit un pas, s’arrêta et demanda d’une voix forte et sèche, en secouant la tête :

— Et c’est contre des gens pareils qu’on nous enverra combattre, Jéfim et moi ?

— Et contre qui pensais-tu ? demanda Rybine d’un