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Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/227

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gens qui la chantent en eux-mêmes… ils la chantent en eux-mêmes, parce qu’ils ne comprennent pas que leur vie malheureuse est une salutaire leçon pour le peuple… Combien d’êtres épuisés ou estropiés par le travail et la prison meurent de faim sans se plaindre !… Il faut crier, frères, il faut crier !

Saveli se mit à tousser et se pencha en avant, tout tremblant.

Jacob posa sur la table un broc de kvass, et jetant un paquet d’oignons à côté, il dit au malade :

— Viens, Saveli, je t’ai apporté du lait.

Le malade hocha négativement la tête ; mais Jacob le prit sous le bras et le conduisit jusqu’à la table.

— Écoutez ! dit Sophie à Rybine d’un ton de reproche et à voix basse, pourquoi l’avez-vous fait venir ici ? Il peut mourir d’un instant à l’autre.

— C’est vrai ! répliqua Rybine. Qu’il meure entouré d’amis… ce sera plus facile que dans la solitude… Il a beaucoup souffert dans sa vie, qu’il souffre encore un peu pour servir d’avertissement aux hommes… cela ne fait rien. Voilà !

— On dirait que vous vous détachez de lui à la vue de son malheur ! s’écria Sophie.

Rybine lui jeta un coup d’œil, et répondit d’un air sombre :

— Ce sont les seigneurs qui se délectent à la vue du Christ gémissant sur la croix ; mais nous, nous étudions l’homme sur le vif, et nous aimerions que, vous aussi, vous appreniez à le connaître.

Le malade reprit la parole :

— On détruit l’homme par le travail… on l’achève par la prison… et pourquoi ? Notre patron – c’est à la fabrique Nefédov que j’ai travaillé comme un forcené – notre patron a donné à une chanteuse une grande cuvette et un vase de nuit en or… Et c’est dans ce vase que sont notre force et notre vie… les miennes… et des milliers d’autres. Voilà à quoi elles ont servi…

— L’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ! dit Jéfim en souriant – et voilà à quoi on l’emploie… ce n’est pas mal !

— Il faut le crier ! s’écria Rybine frappant de la paume de sa main sur la table.