Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/228

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— Il ne faut pas le supporter ! ajouta Jacob à voix basse.

Ignati se contenta de sourire.

La mère remarqua que les trois jeunes ouvriers parlaient peu, mais écoutaient avec l’attention insatiable d’âmes affamées. Chaque fois que Rybine ouvrait la bouche, ils le fixaient, l’épiaient des yeux… Les paroles de Saveli leur faisaient faire des grimaces bizarres. Ils ne semblaient pas avoir pitié du malade…

La mère se pencha vers Sophie et dit à voix basse :

— C’est vrai, ce qu’il raconte ?

Sophie répondit tout haut :

— Oui, c’est vrai ! On en a parlé dans les journaux… c’est à Moscou que c’est arrivé…

— Et l’homme n’a pas été puni ; dit Rybine sourdement. Il aurait fallu le châtier, on aurait dû le mener sur une place publique, le couper en morceaux et jeter aux chiens sa chair infâme ! Il y aura de grands châtiments quand le peuple se lèvera.

— Qu’il fait froid ! dit le malade.

Jacob l’aida à se lever et à s’approcher du feu.

Le foyer brûlait, égal et vif. Des ombres informes l’entouraient et contemplaient avec étonnement le jeu joyeux des flammes. Saveli s’assit sur un billot et tendit vers la chaleur ses mains sèches et transparentes. Rybine le désigna d’un hochement de tête et dit à Sophie :

— C’est plus fort qu’un livre ! Ça, il faut le savoir… Quand une machine arrache un bras ou tue un homme, cela s’explique ; c’est toujours lui qui est fautif. Mais qu’on suce le sang d’un homme et qu’on le jette ensuite à l’écart comme une charogne, cela ne s’explique pas…

— Oui… prononça lentement Ignati, cela ne s’explique pas… J’ai connu, moi, un chef de district qui obligeait les paysans à saluer son cheval, quand on le promenait dans le village, et qui mettait aux arrêts ceux qui désobéissaient… Pourquoi avait-il besoin de cela ?… Cela ne s’explique pas, non plus !…

Lorsqu’ils eurent fini de manger, tous se placèrent autour du foyer ; devant eux, le feu brûlait en dévorant rapidement le bois ; derrière eux, les ténèbres enveloppaient le ciel et la forêt… Le malade regardait le feu, les yeux grands ouverts ; il toussait sans s’arrêter et frissonnait. On eût dit que des débris de vie s’arrachaient