Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/265

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— Oui, il est cordonnier… Moi, je suis cuisinière…

— C’est un métier pénible… oui !

Après avoir allongé un coup de fouet à son cheval, le cocher se tourna de nouveau et continua en baissant la voix :

— Tu sais, il y a eu une échauffourée au cimetière, tout à l’heure… On enterrait un de ces politiques, de ces hommes qui sont contre les autorités… qui ont des contestations avec les autorités… Et c’est ses amis qui l’accompagnaient… Alors ils se sont mis à crier : À bas les autorités, elles ruinent le peuple !… La police les a battus… On dit qu’il y en a qui sont morts… Mais la police aussi a reçu des coups…

Le cocher se tut et hocha la tête d’un air découragé, puis il reprit d’une voix bizarre :

— On dérange les morts… on réveille les cadavres…

La voiture bondissait sur les pavés en grinçant ; la tête d’Ivan roulait doucement sur la poitrine de la mère. Le cocher, tourné de leur côté, continua, pensif :

— Il y a de l’agitation dans le peuple… les désordres sortent de terre… oui ! Cette nuit, les gendarmes sont venus chez des voisins, ils ont fait on ne sait quoi jusqu’au matin et puis, quand ils sont partis, ils ont pris avec eux un forgeron… On dit qu’on le conduira une de ces nuits au bord de la rivière et qu’on le noiera en secret. Et pourtant, c’était un homme intelligent, ce forgeron…

— Comment s’appelle-t-il ? demanda la mère.

— Le forgeron ? Savyl, son surnom est Evtchenko. Il est tout jeune, mais il comprenait déjà beaucoup de choses, et il est défendu de comprendre, à ce qu’il paraît… Il venait parfois à notre station de voitures et disait : Quelle vie vous avez, vous autres, cochers !

— C’est vrai, disions-nous, notre vie est pire que celle des chiens, oui !

— Arrête ! dit la mère.

Le soubresaut fit revenir Ivan à lui ; il se mit à gémir faiblement.

— Il est bien malade, ce garçon ! observa le cocher…

Tout chancelant, Ivan traversa la cour, mettant avec difficulté un pied devant l’autre, il disait :

— Ce n’est rien… je puis marcher…