Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/307

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taupe, sans bruit, et sans cesse. Et toujours la voix mécontente de sa femme résonnait à son oreille ; toujours ses yeux verts brillaient avec un éclat sec et brûlant ; tant qu’elle vivrait, sa douleur vindicative et féroce de mère qui pleure ses enfants, vivrait aussi…

Pélaguée pensa à Rybine, à son visage, à son sang, à ses yeux ardents, à ses paroles et, de nouveau, son cœur se serra, elle avait l’amer sentiment de son impuissance contre les fauves. Et tout le temps jusqu’à son arrivée à la ville, elle vit se dessiner sur le fond terne du jour gris la silhouette robuste de Rybine, avec sa barbe noire, sa chemise déchirée, ses mains attachées derrière le dos, ses cheveux ébouriffés, son visage illuminé par la colère et la foi en sa mission… Elle pensait aussi aux innombrables villages, aux populations qui attendaient en secret la venue de la vérité, aux milliers de gens qui travaillaient silencieusement, sans savoir pourquoi, pendant toute leur vie, sans rien attendre.

En réfléchissant au succès de son voyage, elle éprouvait au fond d’elle-même une joie douce et palpitante, et elle tâchait de ne plus penser à Stépane, ni à sa femme.

Elle aperçut de loin les clochers et les maisons de la ville, un sentiment agréable ranima son cœur inquiet et l’apaisa : dans sa mémoire défilèrent les visages soucieux de ceux qui, de jour en jour, alimentaient le feu de la pensée et en éparpillaient les étincelles sur le monde. Et l’âme de la mère se remplit du calme désir de donner à ces créatures toutes ses forces et tout son amour de mère.


XVIII


Échevelé, un livre à la main, Nicolas lui ouvrit la porte.

— Déjà ! s’écria-t-il, tout joyeux. C’est très bien !… Je suis content !

Ses yeux papillotaient amicalement sous ses lunettes ; il aida Pélaguée à enlever son manteau, et lui dit en la regardant avec affection :

— On est venu perquisitionner ici, cette nuit ; je me suis demandé pourquoi ? J’ai eu peur qu’il vous fût