Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/331

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ses serviteurs avec tant de zèle et pendant si longtemps, il n’est donc pas sûr de leur bassesse ?

Lioudmila s’assit sur le canapé en frottant ses joues caves ; ses yeux sans éclat étaient pleins de mépris, tandis que sa voix se faisait de plus en plus courroucée :

— Ne dépensez donc pas votre poudre en vain, Lioudmila ! lui dit Nicolas, le gouvernement ne vous entend pas…

Les cernes qui entouraient les yeux de la femme se noircirent encore, couvrant son visage d’une ombre menaçante ; elle continua en se mordant les lèvres :

— Je marche contre le gouvernement. Qu’il me tue, c’est son droit, je suis son ennemie. Mais qu’il ne corrompe pas les gens pour défendre son pouvoir ; qu’il ne m’oblige pas à les mépriser, qu’il n’empoisonne pas mon âme par son cynisme…

Nicolas la regarda à travers ses lunettes, plissant les paupières et hochant la tête. La jeune femme continuait à discourir comme si ceux qu’elle haïssait étaient devant elle. La mère écoutait attentivement ses paroles, mais ne les comprenait pas ; elle se répétait machinalement les mêmes mots :

— Le jugement… dans une semaine… le jugement…

Elle ne pouvait pas se représenter ce qui arriverait, ni comment les juges traiteraient Pavel. Mais elle sentait l’approche de quelque chose d’impitoyable, dont la cruauté et la férocité n’avaient plus rien d’humain. Ses pensées lui troublaient le cerveau, voilaient ses yeux d’une buée bleuâtre et la plongeaient dans quelque chose de froidement visqueux qui la faisait frissonner, lui donnait des nausées, s’infiltrait dans son sang, arrivait au cœur, étouffant en elle toute vaillance.


XXII


Elle passa deux jours dans ce nuage de perplexité et d’angoisse. Le troisième jour, Sachenka vint, et dit à Nicolas :

— Tout est prêt. C’est pour aujourd’hui, à une heure…

— Déjà ? fit-il, étonné.