Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/98

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paroles radieuses, quand je pense à ma vie, ah ! Seigneur Jésus !… Pourquoi donc ai-je vécu ? Pour travailler et être battue… Je ne voyais personne sauf mon mari, je ne connaissais rien que la peur… Je n’ai pas vu comment Pavel a grandi… Je ne sais même pas si je l’aimais tant que mon mari était de ce monde ! Toutes mes pensées, tous mes soucis se rapportaient à une seule chose : nourrir cette bête fauve, afin qu’il fût satisfait et repu, qu’il ne se mît pas en colère, et m’épargnât les coups, ne fût-ce qu’une fois… Mais je ne me souviens pas qu’il l’ait fait. Il me frappait avec tant de violence qu’on eût dit qu’il châtiait non pas sa femme, mais tous ceux contre lesquels il était irrité… J’ai vécu ainsi pendant vingt ans… Ce qui était avant mon mariage, je ne m’en souviens pas ! Quand j’essaie de me rappeler, je ne vois rien, c’est comme si j’étais aveugle. Avec Iégor Ivanovitch — nous sommes du même village — nous parlions dernièrement de ceux-ci, de ceux-là… je me souvenais des maisons, je revoyais les gens, mais j’avais oublié comment ils vivaient, ce qu’ils disaient, ce qui leur était arrivé. Je me souviens des incendies, de deux incendies… Mon mari m’a tellement battue qu’il n’est plus rien resté en moi ; mon âme était hermétiquement fermée, elle était devenue aveugle et sourde…

La mère reprit haleine et aspira l’air avec avidité, comme un poisson sorti de l’eau ; elle se pencha en avant et continua en baissant la voix :

— Quand mon mari est mort, je me suis raccrochée à mon fils… et il a commencé à s’occuper de ces choses. C’est alors qu’il m’a fait pitié. « Comment vivrai-je toute seule s’il périt ? » me disais-je. Que de craintes et d’angoisses j’ai éprouvé ; mon cœur se déchirait quand je pensais à son sort…

Elle se tut, hocha doucement la tête, puis reprit d’un ton expressif :

— Il est impur, notre amour, à nous autres femmes ! nous aimons ce dont nous avons besoin… et quand je vous vois penser à votre mère… Pourquoi en avez-vous besoin ?… Et tous les autres qui souffrent pour le peuple qu’on envoie en prison et en Sibérie, qui meurent là-bas ou qu’on pend… ces jeunes filles qui s’en vont seules dans la nuit, par la neige, la boue et