Ce qui me chassait aussi de la rue, sans compter Igoucha et Grigory, c’était la Voronikha. La Voronikha était une femme de mauvaise vie qui apparaissait le dimanche, horriblement échevelée, énorme et entièrement soûle. Elle avait une façon extraordinaire d’avancer, non point en remuant les pieds, ni en martelant la terre, mais à la manière d’un tourbillon brumeux qui aurait hurlé des chansons obscènes. Tout le monde se cachait quand elle se montrait ; les passants se dissimulaient sous les portes des maisons, dans les boutiques ou au tournant des ruelles. On eût dit qu’elle balayait la chaussée. Son visage était presque bleu foncé, gonflé comme une outre, et ses grands yeux gris, tout écarquillés, avaient une expression à la fois ironique et terrifiante. Il lui arrivait à certains moments de crier en pleurant :
— Où êtes-vous, mes petits ?
Je demandais à grand’mère pourquoi la Voronikha agissait de la sorte.
— Je ne peux pas te le dire ! grommela-t-elle.
Pourtant, elle me raconta brièvement son histoire. Cette femme avait épousé jadis un certain fonctionnaire nommé Voronof. Celui-ci, souhaitant de l’avancement, avait tout simplement vendu sa femme à un de ses chefs qui l’avait emmenée et, pendant deux ans, elle n’avait pas reparu chez elle. À son retour, ses deux enfants, une fillette et un garçon, étaient morts. Quant au mari, il avait perdu au jeu de l’argent qui appartenait à la caisse de l’État et on l’avait mis en prison. De chagrin la femme s’était mise à boire. Elle menait une vie de débauche et de