Page:Gorki - Ma Vie d’enfant.djvu/287

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une accablante sensation du mécontentement couvait sourdement dans mon cœur.

Sévère avec moi, mon beau-père n’adressait pas souvent non plus la parole à sa femme ; il sifflotait et toussotait souvent ; après le dîner, il se plantait devant le miroir et, muni d’un éclat de bois, curait longuement, avec des soins infinis, ses dents inégales. Il se querellait de plus en plus fréquemment avec ma mère à qui il disait : « vous » d’un air rageur. Cette façon de parler me révoltait jusqu’au fond de l’âme. Pour que je ne fusse pas témoin des disputes, il fermait hermétiquement la porte de la cuisine, mais les éclats de sa voix sourde me parvenaient tout de même et une fois, tapant du pied, je l’entendis crier d’un accent furieux :

— Si vous n’aviez pas cet ignoble bedon, je pourrais inviter des amis à venir nous voir, espèce de vache !

Étonné, envahi par une colère folle, je sursautai dans ma soupente avec une telle frénésie que ma tête heurta le plafond et que je me mordis la langue jusqu’au sang.

Le samedi, les ouvriers par douzaines venaient chez mon beau-père pour lui revendre les bons qu’ils devaient échanger contre des marchandises à l’épicerie de l’usine, car au lieu de payer les ouvriers en argent, on leur donnait ces bons et mon beau-père les leur rachetait à moitié prix. Il recevait les ouvriers à la cuisine ; assis à la table, l’air important et rébarbatif, il décidait en examinant le bon :

— Un rouble et demi…

Cette existence morne et stupide ne dura pas