Page:Gorki - Ma Vie d’enfant.djvu/38

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le voyage comme puiseur d’eau, prouvant au patron que je n’étais pas une bête…

Il parlait toujours. Sous mes yeux, le sec et petit vieillard grandissait comme un nuage et se muait en un homme d’une puissance extraordinaire : à lui tout seul, il remorquait une énorme barque grise contre le courant du fleuve.

Parfois, il sautait à bas du lit ; gesticulant des bras, il me montrait alors comme les haleurs se harnachaient et de quelle façon on puisait l’eau ; d’une voix de basse, il chantait ensuite je ne sais quelles chansons ; puis, avec une souplesse juvénile, il se juchait de nouveau sur le lit et, avec plus de vigueur et d’assurance encore qu’auparavant, reprenait son récit qui me pétrifiait d’étonnement :

— Oui, mais aux haltes, quand on se reposait, les soirs d’été, à Jigoulia, ou ailleurs, au flanc des vertes montagnes, on allumait un grand feu et l’on faisait une bonne soupe. Un haleur venu des vallées entonnait une belle chanson, et les camarades en sourdine le soutenaient et l’accompagnaient. Quels beaux moments ! il me semblait alors qu’un frisson courait sur ma peau, que le fleuve lui-même s’en allait plus vite, comme un étalon qui se serait dressé et aurait atteint les nuages. Et les soucis s’envolaient comme la poussière au vent. Parfois, le chant vous soulevait à un tel point qu’on en oubliait la soupe et qu’elle débordait hors de la marmite ; on donnait alors des coups de balai au cuisinier : le chant est le chant, mais il ne faut pas pour cela négliger son travail.

À plusieurs reprises, on vint entr’ouvrir la porte,