Page:Gorki - Ma Vie d’enfant.djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

existait une fille dont je ne me rappelle plus le nom, mais quand on la voyait danser il y avait des gens qui pleuraient de joie ! C’était une fête que de la regarder ; rien d’autre n’était nécessaire au bonheur, et j’en étais jalouse, malheureuse pécheresse que je suis !

— Il n’y a rien de plus grand au monde que les chanteurs et les danseurs ! affirmait Eugénie d’une voix sévère et elle entonnait des couplets sur le roi David ; l’oncle Jacob étreignait Tziganok dans ses bras et lui déclarait :

— Tu devrais danser dans les cabarets… tu rendrais les gens fous !…

— J’aimerais à avoir une belle voix ! gémissait Tziganok. Si Dieu m’avait donné une voix agréable, j’aurais chanté dix ans, quitte à me faire moine en expiation de mon bonheur.

Tous les assistants buvaient de l’eau-de-vie, Grigory aussi. Grand’mère lui remplissait continuellement son verre tout en l’avertissant :

— Fais attention, Grigory, tu deviendras tout à fait aveugle !

Il répondait avec gravité :

— Qu’importe ! Je n’ai plus besoin de mes yeux, j’ai vu tout ce qu’on peut voir au monde…

Il buvait sans se griser ; il devenait seulement plus loquace et, dans ces moments-là, presque toujours, il se mettait à parler de mon père :

— C’était un homme de grand cœur que ton père, mon petit ami…

Grand’mère soupirait et affirmait aussi :

— Oui, un véritable enfant de Dieu…