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Page:Gouraud d’Ablancourt - Le Mystère de Valradour.djvu/41

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— Combien ? demanda René un peu inquiet.

— Douze pfennigs.

Il respira. La vie chère ne se faisait pas sentir jusqu’ici. Il est vrai que la composition des saucisses était inconnue et celle du café aussi.

Mais tout cela était chaud et les hôtes peu difficiles. Des ouvriers venaient boire et manger ; ils essayaient de causer avec le petit voyageur, mais lui avait mis sa tête sur son bras replié à même la table et feignait de dormir. Quant à Mousson, il dormait consciencieusement.

Chose curieuse, ces gens avaient une conversation d'enfants, ils s’entretenaient de babioles et jouaient entre eux avec des petites pierres comme avec des osselets. Ces puérilités étonnaient René ; ces mêmes êtres étaient capables de tuer avec la même inconscience qu’ils jouaient.

Avant 4 heures le soleil disparut, les ouvriers groupèrent leurs outils, accrochèrent la petite locomotive aux wagonnets, la cantinière ferma sa tente, mit les restes de ses provisions dans un panier et chacun monta à sa place. Renc et sa bête attendaient le capitaine de l’équipe. 11 vint en dernier, après avoir marqué l’échelon pour le lendemain.

On lui avait réservé le wagonnet de tête dans lequel se trouvait un tapis et, chose bizarre, un canapé !

— Veuillez entrer, dit-il à son élève avec un sourire tandis qu’il enjambait le rebord de la caisse, dénuée de portière, bien entendu.

D’un bond, le chien avait passé le premier et s’était aplati sous Le siège confortable, sur le magnifique tapis d’Orient.

Hartmann expliqua :

— Mes hommes ont pris ces belles choses dans une villa abandonnée. Tenez, nous allons partager ma couverture, il fait un froid de loup ce soir. Et votre cher papa ? J’ose à peine vous en parler... nous sommes dans une situation si étrange et si pénible !

— Père est au ciel. Mon oncle Pierre dit qu’il a eu la meilleure part.

— C’est bien sûr. Il ne souffrira plus. Je pense que ceux qui tuent et ceux qui sont tués reçoivent là-haut le même accueil et souvent font la route ensemble. Quel fléau que la guerre !

— Elle a toujours existé. Votre de Moltke disait : « La guerre est sainte, elle est nécessaire... » Ne pensez-vous pas que la paix est proche ?

— Si. Et nul ne se doute quand et comment elle viendra. Mais la fin est arrangée par la Destinée qui l’a écrite bien avant que les hommes ne s’en doutassent. On a tort de s’en vouloir entre peuples, René, parce que ni les uns ni les autres ne sont coupables.

— Qui, alors ? les gouvernants ?

— Pas même. L’inéluctable fatalité. Est-ce que vous croyez possible que des millions d’hommes se fassent tuer pour le plaisir d’un seul, si une force plus grande que celle d’un empereur ou d’un roi ne les menait. Non, mon enfant, les cataclysmes, qu’ils soient dus aux événements ou aux humains, viennent à l’heure marquée, nul ne peut les éviter. Alors, à quoi bon s’en Vouloir entre nous, infortunés « terriens » soumis aux mêmes douleurs !

René ne répondit pas, la philosophie de son professeur le touchait moins que le vent du Nord qui lui soufflait dans les oreilles par la vitesse de cette course à découvert. Là-haut, un ciel étoilé présageait une dure gelée. Ils entrèrent dans une forêt, le roulement fut plus sourd, mais les wagonnets ferraillaient, point suspendus, avec des cahots qu’atténuaient les ressorts du canapé. Des wagons suivants où, certes, on ne philosophait pas, les rires do la cantinière et des soldats venaient.

— Où pensez-vous coucher ce soir, René ? demanda Hartmann en paroles hachées, car l’air lui coupait le souffle maintenant qu’on traversait un pont sur l’Aisne.