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Page:Gouraud d’Ablancourt - Le Mystère de Valradour.djvu/51

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que j’ai si souvent entendu décrite par la vieille amie de grand’mère, la comtesse du Miniel. Son père, le comte de Lannoy, avait vendu cette propriété au père du roi Albert de Belgique. Je me souviens même que Mme du Miniel nous racontait être venue toute jeune femme passer sa lune de miel d’autant plus pittoresque que les loups hurlaient jusque dans le parc et que les hibous et chouettes lui donnaient des sérénades nocturnes. Quand le comte de Flandre acheta le château, il fit dessiner le parc, éloigna les bois, et les carnassiers s’enfuirent chercher un autre repaire. Mme du Miniel nous montrait aussi la célèbre table haricot apportée par elle du château des Amerois et sur laquelle son ancêtre, le comte de Lannoy, vice-roi de Naples, avait déposé l’épée de François Ier lorsqu’il la lui rendit à Pavie. Cette table avait été conservée par le Français respectueux qui avait reçu à genoux l’arme du roi de France, glorieusement vaincu. René se souvenait d’avoir bien souvent pris son thé sur la table haricot, nommée ainsi à cause de sa forme.

Les deux côtés de la route éclairée subitement par les phares retombaient dans l’ombre derrière la voiture, des oiseaux dérangés volaient, quelques troupeaux attardés passaient, conduits par un paysan, et c’étaient des arrêts suscités par les vaches qui ne se dérangeaient pas. Une fois, René dut descendre pour remettre en marche. Il était seulement 17 heures et la nuit opaque formait un cercle noir hors le rayon des phares, le froid était moins cruel qu’à la tombée du jour. Werner, cigarette aux lèvres, continuait sa lecture, chaudement protégé dans sa boîte roulante.

On reprit l’allure en première vitesse. Une rude et longue côte dont la fin se perdait dans l’obscurité fatiguait le moteur. Soudain, René entendit un sifflement inquiétant sur sa droite.

Au même moment, Werner baissait la vitre.

— Un pneu crevé ! Vous avez une roue de secours. Saurez-vous la mettre ?

— Oui, fit René, impatienté ; descendez, il faut un peu soulever la voiture.

Ennuyé de ce dérangement, l’officier, au lieu d’aider le garçon de quatorze ans qui travaillait pour lui — du moins il le croyait — se mit à se promener sur le chemin en fumant.

Une tentation folle vint au coeur du petit Français encore une fois :

— Si je le laissais là... Je puis sauter vivement sur ma direction et me lancer à du soixante, j’aurais la serviette aux papiers, et quand je serais au bord de la Semois qui doit être peu éloignée, je sauterais de la voiture que je lancerais en pleine rivière.

Mais comme s’il eût deviné la pensée de son jeune compagnon l’Allemand se plaça à côté de lui, Je regardant fixer sa roue le long de l’autre, la gonfler à l’aide de la bouteille d’air comprimé, rassembler les outils dans le coffre, donner un tour de manivelle et finalement remonter à sa place sans dire un mot. L’officier avait à peine eu le temps de s’installer que déjà l’auto reprenait sa course. Il grommelait :

— Si je te gardais à mon service, tu ferais connaissance avec la schlague, jeune malappris.

René ne s’occupait guère de l’opinion de son voyageur. Il courait vers la Belgique, hérissé de froid, soufflant de la buée, les pieds et les mains insensibles. .. Mais qu’importait ! Il était au but.

— Ah ! oncle Pierre, vous avez voulu vous priver de votre argent pour moi, songeait-il fièrement. Non seulement il est intact dans ma poche, mais j’en ai gagné ! A présent, je vais aller contempler le tragique vautour dans son aire, je verrai l’homme néfaste qui a déchaîné sur terre la plus grande guerre du monde. Quelle étrange destinée est la mienne, les événements courent sur moi, vertigineux, comme cet auto sur le chemin ! Quand je