Page:Gourmont - La Culture des idées, 1900, 2e éd.djvu/231

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L’état de l’humanité en Europe depuis les temps fabuleux jusqu’aux premières années du XVIe siècle correspond à ce qu’on appellerait, en termes d’allégorie, l’innocence du monde ; de Christophe Colomb se date l’ère du péché. Que l’on se figure une société où l’amour, en quelque condition de hasard qu’il s’accomplisse, n’a jamais de graves conséquences morbides ; où les baisers les plus profonds n’entraînent guère plus de dangers physiques que les caresses maternelles ou les manifestations de l’amitié ; elle différera de la nôtre à un tel point qu’il nous est difficile de la concevoir, car les désirs charnels y évoluent librement selon leur force naturelle, sans peur et sans pudeur. Le mot pudor n’a pas du tout le même sens en latin et dans nos langues modernes ; là, il se traduit par honneur, convenance, dignité ; ici, par crainte, tremblement devant les délices de la fleur peut-être empoisonnée. Avant la syphilis, le baiser sur la bouche est une salutation ; il disparaît devant la tare des muqueuses : les femmes présentent le front si la passion charnelle ne trouble pas leur volonté ; puis les deux sexes s’éloignent encore d’un pas : c’est le hochement de tête, ou la main qu’il faut à peine effleurer, ou des gants qui se touchent avec défiance. La syphilis a détruit, non