Page:Gourmont - La Culture des idées, 1900, 2e éd.djvu/299

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Methuen ses soldats, par petits groupes compacts et isolés. On ne sait pas encore ce que veut dire Hamlet ; on sait qu’enlevée la broderie admirable des images il ne reste de Roméo et Juliette qu’un conte enfantin. Mais Shakespeare est un tel brodeur ! Ici, il y a une langue littéraire, et plus forte que la pensée même dont elle est l’expression. Moment unique : les poètes anglais ne sont presque jamais des artistes, et c’est l’inverse en Italie, où l’art verbal recouvre si peu de vraie poésie. Il n’est pas probable que l’ironie d’un Swift ou d’un Carlyle soit goûtée par un peuple glorieux de sa force et ardent à la vie. Ce n’est pas là de la littérature de vainqueur. Le passage de la langue anglaise de l’état vivant à l’état classique ne pourra donc être déterminé que par le respect dont même des barbares auront appris à entourer le nom de Shakespeare. Si Shakespeare demeure, si le texte de son œuvre est déclaré sacré, des centaines de noms et de livres anglais peuvent entrer dans le temple, escorte du génie sauveur ; mais ce triomphe n’est pas certain. Trop libre et trop passionné, Shakespeare, dans les derniers siècles de l’Europe, aura été fort négligé par une Angleterre de plus en plus méthodiste et commerciale. La mort de Ruskin a clos une ère d’activité esthétique ou du