entrer dans la littérature française, où on ne lui a jamais fait aucune place, et qu’elle fût tenue désormais pour la plus gracieuse des épistolières comme elle est la première par la date, puisque les lettres d’Héloïse sont en latin. Cette petite fille écrit dans une langue éternelle. Ses lettres ont une passion de grâce, un génie de séduction, une franchise de sourire dont on comprend que Guillaume de Machaut fut inconsolable, quand il les eut perdus. Je sais bien qu’une partie de ces charmes tient à la langue même du siècle et aux mœurs qui permettaient au sentiment de se dépasser lui-même dans son expression : ses balbutiements sont des caresses, elle connaît les mots dont la sonorité fait fondre le cœur et on rêve après ses phrases comme après des baisers. Je fais donc la part de l’illusion, mais quand on a confronté les lettres de Guillaume avec celles de Peronne, on se dit tout de même que la jeune fille manie bien délicatement son style tissé, comme la dentelle, avec un fil noué de place en place et toujours le même. On n’a jamais vu peut-être tant d’art atteint avec si peu de moyens, un vocabulaire si pauvre, une syntaxe si incertaine. Une femme d’esprit et étrangère pour qui j’ai mis en français moderne quelques-unes de leurs lettres ne s’y est pas trompée uu instant. N’ayant aucun de nos préjugés littéraires, elle démêla aussitôt la supériorité de l’enfant sur le poète célèbre.
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