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Page:Gourmont - Promenades littéraires, sér5, 1923.djvu/45

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chocs ou fragile à céder à la moindre poussée. C’est une chance à courir, mais qui dira d’autre part la beauté du désir qui s’exalte en se crucifiant ?

Ce sont là des traits trop exceptionnels. L’amour suit d’ordinaire une marche plus décisive où le beau fleuve prend vite des allures de torrent. Après les premiers regards, les aveux plus ou moins déguisés, les légers contacts, les amants cherchent invinciblement à satisfaire le désir de mutuel plaisir qui crie en eux. Et le « terme de l’amour » est atteint. La nature n’en demande pas plus, et Don Juan non plus, qui lui obéit avec scrupule. Mais Don Juan est un peu borné. Cet homme, qui a mordu à tant de femmes, n’en a peut-être savouré aucune. Au fond, c’est un sot. Il a connu beaucoup de femmes, il n’a pas connu la femme, qui ne se donne jamais toute du premier coup. Figurez-vous un amateur de livres qui passerait en se promenant dans une bibliothèque, allongerait la main çà et là, ouvrirait, remettrait en place, continuerait son chemin en répétant toujours le même geste et qui aurait la prétention d’avoir lu, d’avoir rêvé, d’avoir médité ! C’est le Don Juan, amateur de femmes. Le Don Juanisme n’est qu’une suite de viols plus ou moins consentis. Ce n’est pas ainsi que se conduit l’amant. L’être qui lui donne du plaisir est aussi celui qui lui donne du bonheur, et il sait que le bonheur ne s’épuise pas comme on vide