Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/134

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pour ne pas voir plus longtemps cette cruelle plaisanterie.

Manette ne savait que répondre à ceux qui lui demandaient tout bas, en entrant dans la boutique : Est-ce que ce n’est pas là M. Janton ? Est-ce que M. Janton se serait placé chez vous comme garçon épicier ? Oh ! comme votre garçon de boutique ressemble à M. Janton !

Le maître clerc commençait à trouver l’épreuve commerciale un peu longue. Quoique l’air fût loin d’être chaud, il suait comme en plein été ; mais il suait noir. Le malheureux n’avait plus figure humaine. Une pensée ; ou plutôt une sensation, lui faisait prendre son sort en patience : c’était la suave vapeur du dîner, l’odeur de l’oie rôtie… Il se disait : Le père Leveneur va me retenir à dîner, et il sera tout à fait nuit quand je sortirai d’ici.

En effet, l’heure du dîner approchait, puisque Lanisette, en veste et en pantalon de velours violet tendre, entra dans la boutique.

— Tiens ! le vilain nègre ! dit-il en appuyant sa large main sur le bonnet de coton du maître clerc ; combien l’avez-vous acheté ?

Il n’attendit pas la réponse de Janton, et alla se mettre à table.

Cinq heures sonnaient.

Le sac de noir de fumée était à peu près vidé.

— Il faut aimer le commerce, vint lui dire Leveneur ; mais il ne faut pas se tuer pour lui. En voilà assez pour la première fois. C’est l’heure de votre dîner, et je craindrais… (Il offrait en même temps une brosse à sa victime.). C’est aussi l’heure à laquelle, le dimanche, nous fermons la boutique… Ce n’est pas que je veuille vous renvoyer…

— Je comprends, se dit Janton, il ne m’invite pas à dîner.

— Si vous voulez venir demain pour achever de transvaser votre noir de fumée, je vous mettrai le sac de côté.