Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/145

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qu’ils eussent pensé à se faire une espérance, de même qu’un oiseau sort d’une cage qu’il a trouvée ouverte et où personne n’a songé à l’enfermer. Rompant le premier le silence :

— Qu’allons-nous devenir ? dit Engelbert.

— Conseillez-moi, répondit Manette, car je n’ai pas ma tête en ce moment.

— Si vous refusiez de vous marier…

— Ne vous ai-je pas dit ce qu’est mon père ? son caractère despotique, violent ? Oui, je puis refuser ; oui, je puis parvenir, à force d’énergie dans la volonté, à ne pas me marier avec l’homme qu’il m’impose ; mais l’existence, je le sens, ne serait plus possible dans la maison, après une telle victoire. Ma mère et moi nous mourrions sous les mauvais traitements. Je ne voudrais pas faire mourir ma mère.

— Pauvre amie !

— Mais vous ne me conseillez pas !

— Non, je ne vous conseille pas, répéta Engelbert avec un regard plein d’une sombre désolation, et qui voulait dire : Si je vous conseillais, oseriez-vous faire ce que je vous dirais ? Non ! je n’aurais gagné que de découvrir toute l’étendue de votre faiblesse cachée sous votre exaltation.

— Ainsi vous voulez que je sois à cet homme ?

Le jeune artiste poussa un soupir, qui, en passant par toutes les voies douloureuses de son âme, prit le caractère d’un rugissement. Deux larmes longues et glacées s’étaient figées au coin de ses paupières, et son front s’était couvert de la blanche décoloration des Christ d’Albert Durer.

— Manette ! Manette ! dit-il, nous étions si heureux hier…

Adorable illusion ! adorables regrets ! Leur bonheur d’hier était de se révéler l’un à l’autre par le rayonnement de