Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/16

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placer ; y vivre marié ?… mon ami, je te savais brave, aimable, spirituel, mais je ne te croyais pas du génie. Tu as du génie…

— Morieux, chez les anciens, l’hospitalité se donnait pour rien ; est-il d’usage maintenant, chez nous, de la payer d’avance par des compliments comme celui que tu m’adresses, ma parole d’honneur, je ne sais pourquoi ?

— Tu as du génie, commandant, répéta de Morieux en s’agitant comme un homme très-affligé de ne pas en avoir.

— Voyons, mon bon ami, dit le commandant en passant amicalement son bras autour du cou de M. de Morieux, qu’entends-tu par ces paroles, où je vois moins, avec raison, l’intention de me faire une flatterie que celle de te plaindre indirectement du sort. Si ce que je vais te dire te fâche, tant pis, mais je le dirai toujours. Je t’ai connu banquier.

— Oui, mon ami.

— Très-riche.

— Je suis plus riche, que jamais.

— Alors, qu’ai-je donc que tu n’aies pas, qui te fasse envie ; que je puisse te donner ? Es-tu jaloux de mes chevaux gris ? mais tu en as aussi ; de ce coup de sabre que j’ai rapporté de la guerre d’Espagne, ou de ces deux dents qui me manquent ?

— Mon ami, s’écria de Morieux, tu n’es pas marié, voilà ton bonheur ; tu ne t’es pas marié, voilà ton génie.

— C’est donc cela ?

— C’est cela, mon ami. Et n’est-ce pas assez ?

De Morieux laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et il garda cette attitude pensive jusqu’à ce que le commandant lui dît :

— Si je ne me trompe, tu as pourtant épousé une personne que tu aimais beaucoup.