Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/252

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corps d’armée du général Picton. Elle s’est mariée avec lui après la campagne ; ils ont eu des enfants, mais elle n’a jamais recouvré la parole.

L’Anglaise ajouta, changeant de ton et après avoir regardé l’heure à sa montre : — Il est temps d’aller pleurer sur mes frères.

Elle se leva pour partir. Je me levai aussi, mais je ne jugeai pas convenable de lui proposer de voir ensemble le spectacle que nous étions venus chercher tous les deux. Sur le terrain où nous appelait la même curiosité, nous n’apportions pas la même manière de sentir. Il eût fallu recourir à l’hypocrisie de la politesse, et cette hypocrisie est quelquefois impossible. Mon instinct personnel devinait et pratiquait en petit ce qui se passe tous les jours parmi les voyageurs d’origine différente attirés à Waterloo. Tous comprennent, quelle que soit leur intimité dans le monde, la nécessité et presque le devoir d’aller chacun de son côté quand ils touchent le seuil de ce temple. Ici la nationalité parle haut, elle se révèle avec force et prend le nom de religion ; la séparation des cultes s’opère naturellement : ceux-ci vont célébrer des vainqueurs, ceux-là évoquer des martyrs. D’ailleurs, les guides eux-mêmes ne consentent qu’avec répugnance à servir simultanément de cicérone à un Français et à un Anglais ; ils sont gênés, et cette contrainte paralyse leur débit oratoire.

À la porte de l’hôtel du Mont-Saint-Jean nous attendaient, outre nos guides, les mendiants du pays, les vendeurs d’aigles et de fausses reliques. Mon éducation était faite. Je saluai les aigles avec un profond respect et n’en achetai pas. Précédé de mon guide, je pris la direction de la montagne du Lion par la seule et unique voie qui y mène, rue et grand chemin tout ensemble. À l’extrémité de cette rue, on voit la ferme du Mont-Saint-Jean, gros