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Page:Gozlan - Le Dragon rouge, 1859.djvu/13

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le dragon rouge.

des bas-côtés de la route. Ce fossé est encore aujourd’hui un abîme : qu’on juge ce qu’il était alors. Tout fut brisé, écrasé, pilé. Les chevaux étaient morts quand on les retira ; le marquis avait perdu connaissance. Porté sur un brancard au château de Juvisy, il ne revint à lui que trois jours après, et ce fut pour entendre de la bouche des médecins qu’il lui serait prudent de faire son testament et de préparer son âme. On ignore s’il songea à l’un et à l’autre de ces deux sages avis ; mais trois semaines après il était debout et se promenait dans le salon de son hôtel du faubourg Saint-Marceau. Le marquis n’était pas guéri, mais il était hors de tout danger ; il n’était pas guéri, et peut-être ne le sera-t-il jamais ! De l’épouvantable secousse qu’il avait ressentie, il lui était resté une infirmité dont la science ne put se rendre compte. L’ébranlement du cerveau avait produit un phénomène étrange. La lumière du jour devint en horreur au marquis, qui perdit, au même instant où cette bizarrerie se fit en lui, la faculté du sommeil. Il ne put plus supporter que la lumière des bougies pendant sa perpétuelle insomnie. Comme on s’aperçut, après des essais prudents, que le moindre rayon de la clarté naturelle du jour le blessait douloureusement, l’exaspérait au point de troubler ses facultés intellectuelles, on maçonna à l’intérieur de l’hôtel toutes les embrasures des fenêtres, et la porte de la rue fut doublée, afin que l’air lumineux n’arrivât pas dans les appartements par l’escalier. Jour et nuit des bougies et des lampes brûlèrent dans chaque pièce de l’hôtel, et le marquis n’en sortit plus.

Voilà comment se termina ce grand et merveilleux voyage du marquis Besson de Bès : il devait parcourir la terre, il n’alla qu’à trois lieues de Paris ; il aurait voyagé pendant dix ans, il voyagea une heure et demie environ ; il aurait rapporté le trésor mystérieux qu’il allait chercher, et, pour revenir sur les paroles de la femme de chambre, il fut singulièrement heureux de se rapporter lui-même.