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Page:Gozlan - Le Dragon rouge, 1859.djvu/272

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le dragon rouge.

duel et déjà propagé de bouche en bouche. Ceux-ci avaient raconté que, sur le terrain, le commandeur et le dragon rouge avaient eu, avant de se battre, une explication confidentielle. Dans cet échange de paroles assurément fort graves, le dragon avait montré au commandeur un portrait qui était, il ne faut pas en douter, celui d’une femme. C’était après cet entretien, si significatif entre deux jeunes gens, si important pour le commandeur, que celui-ci avait relevé son arme, et s’était abandonné, avec une résignation visiblement écrite sur tous ses traits, aux chances d’un combat dont son adversaire devait sortir vainqueur.

Ainsi ceux qui admettaient deux faiblesses chez la marquise de Courtenay et ceux qui ne lui en attribuaient qu’une seule étaient d’accord pour la regarder comme la cause d’une rivalité terrible, marquée par le sang d’un brave gentilhomme. Elle était classée. Il n’était plus question de sa réputation de vertu si prônée dans le monde, si volontiers offerte en exemple aux autres femmes ; sa vertu était remontée dans les nuages avec l’âme du commandeur, mort pour elle, selon les uns, trahi par elle, selon les autres. Il se chanta un Te Deum de joie et de raillerie au fond de l’âme de ses rivales. On allait cesser enfin de leur opposer comme un modèle de sage retenue une femme dont la supériorité ne les écrasait déjà que trop. On se débarrassait d’abord de la sainte ; la femme supérieure aurait son tour. En une soirée fut donc consommé le sacrifice d’une renommée éblouissante, importune, lentement acquise, la seule jusqu’ici sans tache et sans ombre.

Que faisait pendant ce temps la marquise de Courtenay ? Elle attendait le retour de Marine, comptant les minutes auprès de son foyer éteint, se levant à chaque instant pour voir si le jour venait, ce jour qui ne vient pas, dans l’affreuse saison où l’on était ; et puis elle retombait sur son fauteuil, les yeux mornes, les membres transis, le cœur noyé de tristesse.

Enfin cinq heures sonnèrent ; Marine entra.