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le dragon rouge.

penser largement par des indemnités, des pensions, des cadeaux : Marine était assez riche pour acheter toutes les cabanes de Saint-Cloud. Elle ne restait donc au service de M. de Canilly que pour voir tous les jours sa chère Casimire. Casimire n’avait pas de mère, Marine n’avait pas d’enfants ; n’était-il pas naturel qu’elle passât sa vie auprès d’elle ? Elle l’appelait souvent sa fille, malgré les grimaces et les remontrances de M. de Canilly, dont elle ne tenait aucun compte.

— Parbleu, comte, lui disait-elle, tu lui procures déjà tant de plaisir avec tes leçons, dont elle revient toujours le dos voûté, les doigts pleins d’encre et la figure je ne sais comment !

On voit par cette réponse assez familière que Marine tutoyait le comte. Marine tutoyait tout le monde à pleine bouche depuis qu’elle n’avait consenti à devenir la nourrice du petit-fils du grand Dauphin, du futur roi Louis XV, qu’à la condition de tutoyer son nourrisson. Sa prétention, jugée d’abord intolérable par les grandes dames gouvernantes, discutée sérieusement en conseil des ministres et des princes, avait fini par passer. On aima mieux fermer les yeux sur une tache d’huile faite à l’étiquette que perdre la plus belle nourrice de France. La femme qui tutoyait un futur souverain ne pouvait descendre de cette familiarité pour parler avec plus de respect aux autres. Elle disait tu aux parents du roi, aux maréchaux, aux confesseurs, aux membres du parlement, aux archevêques, aux ambassadeurs, qui s’amusaient beaucoup de cette licence grammaticale fort unique dans son genre.

Or pendant la route elle se prit un jour à dire :

— Ah ça ! comte, où nous mènes-tu, depuis un mois que tu nous fais cirer ce parquet de glace ?

— Tu le sais bien, on te l’a dit cent fois, à Varsovie, la capitale de la Pologne, répondit le comte de Canilly.

— Eh bien ! j’aime mieux Saint-Cloud, la capitale du bois de Boulogne. On n’a pas besoin d’aller le chercher si loin.