Page:Gréard - L’Éducation des femmes par les femmes, Hachette, 1889.djvu/276

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faut s’entendre. Pour ne pas aimer les prônes, Rousseau n’en est pas moins un prôneur incomparable. Le discours qu’il tient à Émile sur le bonheur et la vertu, à la veille du long voyage qu’il croit utile de lui faire entreprendre avant de le laisser contracter son union, est d’une beauté achevée ; et, si les leçons qu’il donne à Sophie ne sont pas toujours aussi heureuses, le plus souvent le sentiment en est vif et généreux. Malheureusement il a tout d’abord déplacé pour elle la base de la morale. Considérant que, par la loi de la nature, les femmes, tant pour elles-mêmes que pour leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes, il subordonne à ces jugements toute leur vie. « L’homme, en bien faisant, dit- il, ne dépend que de lui et peut braver le sentiment public ; la femme, en bien faisant, n’a fait que la moitié de sa tâche ; et ce que l’on pense d’elle ne lui importe pas moins que ce qu’elle est ; son honneur n’est pas seulement dans sa conduite, il est aussi dans sa réputation : l’opinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes et son trône parmi les femmes. » Ailleurs, il est vrai, il reconnaît qu’il existe, pour toute l’espèce humaine, une règle antérieure à l’opinion, une règle qui juge le préjugé même : c’est le sentiment intérieur, la conscience. Mais pour la femme il ne les sépare pas l’un de l’autre : « Si l’opinion sans le sentiment ne peut faire que des femmes fausses ou déshonnêtes qui mettent l’apparence à la place de la vertu, le sentiment sans l’opinion ne saurait leur donner cette délicatesse d’âme qui pare les bonnes mœurs de l’honneur du monde. » Bien plus, ce sentiment n’a d’autre criterium que lui-même ; ce n’est qu’un instinct, « instinct sublime » sans doute, mais capable de s’