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SUZANNE NORMIS.

pentes, on se poussait pour se faire tomber, et la cousine Lisbeth, de quelques années plus âgée que nous, commise à notre garde, ramassait les écloppés, les grondait, les embrassait, les mouchait parfois, les époussetait toujours, et, vers l’heure du souper, ramenait à la ferme ses petites ouailles récalcitrantes.

— C’est vous, cousine ? lui dis-je, en lui tendant la main de bon cœur. Par quel hasard ?

Lisbeth s’assit, tira de son sac, — un sac de la Restauration, — un mouchoir à carreaux qui sentait le tabac, s’essuya les yeux avec, et me dit :

— J’ai appris le malheur qui vous a frappé…

Je fis un signe de tête ; chose singulière, la banalité de cette phrase, répétée cent fois par jour, avait bronzé mon cœur à cet endroit-là ; je pouvais désormais parler de « ce malheur qui m’avait frappé », comme d’un malheur arrivé à un autre : par moments, il me semblait que ce n’était pas de moi qu’il était question ; mais le soir, en rentrant dans la chambre bleue, je me retrouvais tout entier. Pour le moment, je me sentais étranger à cette part de moi-même qui s’absorbait si douloureusement dans le passé,