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L’ÂNE DE PLUSIEURS

fond, et qui partage avec moi en frère ; d’ailleurs je mène la vie d’artiste, et j’avoue qu’elle n’est pas sans charme pour moi.

Voilà comment Jacquot se consolait. La vie d’artiste ! mot brillant qui cache une bien triste réalité. Celui qui, naguère, faisait des recettes de 7 fr. 50 cent., arrache à peine quelques sous à l’indifférence du public blasé. Jacquot n’a plus de succès, son maître le vend pour acheter des puces savantes et des serins artilleurs.

D’artiste qu’il était, Jacquot est devenu militaire ; c’est une vivandière qui en a fait l’acquisition. Le fifre qui crie, les tambours qui battent, les fusils qui résonnent, les étendards qui flottent, le canon qui gronde ; ce bruit, cet éclat ont ébloui Jacquot. Un autre se plaindrait d’être obligé sans cesse, par la pluie, par le froid, par la grêle, par l’orage, de suivre le régiment ; mais il est fier, lui, de marcher sous les drapeaux, d’affronter le péril, de porter sur son dos la gaie vivandière et ses provisions. Jacquot n’a pas toujours sa ration suffisante, sa maîtresse fait pourtant ce qu’elle peut ; mais bah ! à la guerre comme à la guerre, nous nous referons en pays conquis.

Les soldats aimaient trop la vivandière pour ne pas reporter un peu de leur affection sur son âne ; il était le bienvenu au bivouac, et les vieux troupiers, quand il passait, avaient toujours quelque bonne facétie à lui dire. Cela faisait sourire Jacquot, qui préférait ces gaudrioles aux galettes de Montmorency : la gloire militaire a fait tourner de bien plus fortes têtes.

Malheureusement pour notre héros la vivandière fut tuée dans une bataille. L’ennemi victorieux força à la retraite