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À MARMITE QUI BOUT

— Eh bien ! pendant que vous êtes là à vous goberger avec ce nectar, on vous insulte, on vous outrage dans la réputation de votre boisson favorite. Maître Remy et ses amis soutiennent que le cidre d’Ingeville est le meilleur de tous. Souffrirez-vous un pareil affront ?

Les buveurs, déjà échauffés par des libations copieuses et entraînés par l’éloquence de maître Jean, répondirent qu’ils n’étaient pas d’humeur à tolérer de telles insolences, et qu’ils feraient bien voir à maître Remy et à ses amis que le cidre d’Ingeville n’était que de la petite bière à côté de celui de Montreville. Ils soutinrent en même temps qu’il fallait, tout de suite, se porter vers la demeure du blasphémateur et lui faire rétracter ses paroles. Maître Jean se mit à la tête de la bande.

Maître Remy sacrifiait au Bacchus d’Ingeville sans se douter de l’orage qui allait fondre sur sa tête, lorsque les partisans de Montreville se présentèrent devant lui, et le sommèrent de déclarer qu’il renonçait à l’hérésie qu’il avait soutenue.

Maître Remy refusa comme de raison ; ses amis l’imitèrent. La dispute s’envenima ; on en vint aux gros mots, puis aux menaces, puis aux coups. Maître Jean eut le nez en sang, et maître Remy laissa deux dents sur le terrain. La force armée essaya en vain de rétablir l’ordre. La ville tout entière prit part à la dispute, Yvetot fut partagé en deux camps ou plutôt en deux bouteilles : les uns tinrent pour Ingeville, les autres pour Montreville. Le ioyaume d’Yvetot fut en proie à toutes les horreurs de la guerre civile ; il ne lui manqua plus qu’un grand homme pour écrire l’histoire des factions qui le déchiraient.