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de cruelles déceptions, et contre les déceptions elles-mêmes, qui ne sont que la suite de nos fausses notions de la réalité ?

Apprenons à faire respecter notre personnalité ; apprenons à respecter celle de tout être humain, ce sera un grand pas de fait vers l’affranchissement commun.

La bourgeoisie se vante d’avoir propagé l’instruction. Cela est vrai. Aujourd’hui, nous avons beaucoup moins d’individus illettrés. Mais cela veut-il dire qu’ils en soient plus intelligents ? Hélas non ! car l’instruction que mesure l’État peut bien gonfler le cerveau, mais ne l’exerce pas, ni ne le développe. Et nombre de gens qui se pavanent à l’idée de « l’instruction » donnée à leur progéniture me rappellent une anecdote qui me fut contée par une dame anglaise de mes amies, qui avait vécu quelque temps en Espagne, et y avait quelque peu étudié les mœurs.

Elle y avait fait connaissance d’un brave ouvrier, sobre, honnête, laborieux, plein d’amour-propre et de dignité, comme le sont, là-bas, la plupart des travailleurs.

Il parlait à cette dame de sa famille, de ses nombreux enfants ; comment il les avait élevés, et dirigés dans la vie.

Beppo était apprenti chez un menuisier, Alfonso cordonnier, Carmen apprenait le métier de modiste, Pedro apprenait à être aveugle !

— À être aveugle ! s’écria la dame avec horreur.

— Mais oui ! J’ai donné un beau métier à chacun de mes enfants. — Et le père se redressait avec fierté. — Mais c’est Pedro qui a le meilleur de tous. C’est que, aussi, il me ressemble, et j’ai un faible pour lui.

Et alors il expliquait à la dame scandalisée combien il payait cher pour le traitement du fortuné Pedro dont on affaiblissait la vue par un obscurcissement graduel de ses beaux yeux vifs et hardis. Il ne faudrait guère plus de deux ou trois mois pour qu’il fût tout à fait aveugle. C’est une si belle carrière que celle d’un mendiant aveugle !

Certes, le père était fier des sacrifices faits pour