Page:Grenier - Souvenirs littéraires, 1894.djvu/33

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ou pour le moins notait ses entretiens de chaque jour avec Lamartine. On a dû en retrouver des fragments dans ses papiers, et il serait bien à désirer qu’on les publiât. Il était bien plus jeune que son grand ami. Il avait l’air de se regarder d’avance comme l’exécuteur testamentaire, l’héritier présomptif des intentions littéraires et des causeries de Lamartine. Peut-être avait-il eu la maladresse de lui laisser voir cette ambition. En tout cas, il eut la maladresse de mourir avant lui. J’entends encore Lamartine, quelques années après, s’écrier avec un demi-sourire : « Ce pauvre Dargaud ! il espérait bien m’enterrer. »

Quand il écrivit son Entretien littéraire sur Machiavel, il n’avait pas ses œuvres sous la main. J’en avais un exemplaire d’une édition compacte en un seul volume ; je le lui apportai, et il le lut comme il lisait presque tout, à coups de pouce, en parcourant les pages d’un regard rapide ; il marquait seulement en marge d’un grand trait de crayon les passages qu’il voulait citer. Rien n’était plus caractéristique. Devant un homme, un paysage, une question, il ne s’astreignait pas à l’étude, à un examen approfondi. Il jetait un regard, se fiait à son instinct, reconstruisait tout dans son imagination et concluait. Il n’étudiait pas, il devinait, et cet instinct divinateur était vraiment prodigieux. S’il l’a égaré quelquefois, en d’autres moments il l’a fait toucher à la prophétie.