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premier volume 1878-1915

tement l’homme d’un jeune monde. Si nous avions pu nous reporter au temps des voiliers, mes compagnons et moi, nous nous serions senti dans l’âme, tous les vents du large, tous les souffles qui auraient pu nous emporter vers l’ensorcelant inconnu. Chacun de nous ne regarde plus que vers l’avenir. Pauvre homme d’esprit facilement nostalgique serai-je toujours, pour qui, au cours de ses voyages et quelque charme qu’il y ait trouvé, le plus beau jour aura été, chaque fois et sans conteste, celui du retour !

Quelques jours plus tard, c’est l’entrée dans le fleuve. Sur les deux rives, les fermes, les clochers, les villages blancs ont le plus séduisant des sourires. Dans un coin du pont, trois Canadiens entonnent spontanément l’Ô Canada. Puis ce sera le cap de Québec et le frémissement des émotions suprêmes qui nous viennent battre les tempes. Pourtant un sacrifice à la fois très doux et très dur m’y attend. Mes compagnons de voyage et d’étude me quittent, saisis par leur parenté, leurs amis. Un train spécial du Pacifique emporte nombre de voyageurs vers Montréal. Je prends une autre route. Sur mon lit de malade à Fribourg, inquiété par les allures suspectes du médecin, de mes amis, de mes infirmières, craignant bonnement de n’en pas réchapper, j’ai promis, en cas de guérison, d’aller faire un pèlerinage à Sainte-Anne-de-Beaupré avant de rentrer chez moi. Il m’en coûte fort. J’accomplis quand même ma promesse. Le lendemain soir, je descends à la gare de Vaudreuil. À ma grande surprise, je me heurte à mon frère Auguste et à ma sœur Valentine, venus reconduire des parents, précisément au train d’où je descends. À la maison, on m’attendait, mais sans savoir exactement ni quel jour ni à quelle heure. Une dépêche expédiée de Rimouski ne s’est pas rendue.

Je renonce à décrire ce bonheur tout simple et pourtant si profond, si émouvant, de mon retour en mon petit pays, dans ma famille, après trois ans d’absence. Comment exprimer le frémissement que j’éprouve lorsque, passé la croix du chemin qui sépare Dorion de Vaudreuil, la baie m’apparaît, et au fond, la