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premier volume 1878-1915

Au début de l’automne, quand je prendrai le train de Paris, un portrait de la France, autre, je l’avoue, que celui de l’année précédente, se dessinait en mon esprit. Hélas, trois ans à peine après mon retour au Canada, j’apprenais la mort du cher vieux châtelain de Crec’h Bleiz. Je transcris ici l’article que j’écrivais dans Le Devoir du 23 mars 1912, hommage que je déposai sur la tombe du vieil amiral :

MES VACANCES À CREC’H BLEIZ

J’arrivai à Crec’h Bleiz, le premier juillet 1908, presque à la brunante, une brunante qui tombait lourde et vite avec la grande brume qui montait de la mer. De la gare de Penvénan au Manoir, je regardai de mon mieux par la portière du coupé qui m’emportait à toute vitesse. Et je vis passer la silhouette de la Maison du Moustoir, et tout un coin de la campagne bretonne, de ces champs morcelés, bordés de hauts talus en ajonnières et qui feraient penser à des travaux de guerre romains où planerait encore le souvenir de César.

Le coupé passa une haute grille de fer, roula entre des ormes et des pins géants, puis s’arrêta au perron de pierre d’un petit castel à mine de caserne, flanqué d’une tour et d’une flèche aérienne. J’étais à Crec’h Bleiz, manoir de Monsieur le vice-amiral de Cuverville. Grâce à la présentation d’un excellent ami, je m’en venais passer là, dans ce coin de la Bretagne des Côtes-du-Nord, les plus délicieuses de mes vacances en Europe.

* * *

Crec’h Bleiz (montagne du loup) n’est qu’un large monticule orné de bois, de jardins et de pelouses, et enfermé dans un mur de pierre géant. Le castel domine tout de ses pointes ; et par ses larges fenêtres, l’on contemple, par-dessus la cime des arbres, le rivage de la mer, d’aspect chaotique, avec des rocs tourmentés qui strient l’horizon de lignes heurtées et brutales et qui ressemblent, vus de loin, quand la grande mélancolie du soir descend sur eux avec les embruns de l’océan, à de gigantesques menhirs ou aux débris culbutés de môles cyclopéens. Et puis, au-delà, commence la vue profonde et bleue de la mer immense, la