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mes mémoires

Et pourtant, cet austère tâcheron n’avait rien de l’air rogue et renfrogné du solitaire de cabinet. Aux heures libres, il devenait un parfait homme de société et un intarissable causeur. À table, il s’emparait volontiers de la conversation, mais surtout il fallait l’entendre, après déjeuner, dans sa promenade du midi, dans les allées ombreuses de Crec’h Bleiz. Il prenait sa canne, se coiffait d’un petit chapeau de paille, un domestique lui apportait une corbeille remplie d’os et de morceaux de pain, et toute la famille se mettait en route dans les larges allées. L’amiral se rendait d’abord au chenil jeter les os à un énorme Danois enchaîné ; de là, passait à l’écurie caresser un peu ses chevaux de sang, leur faire manger du pain dans le creux de sa main ; puis on allait à l’étang vider le reste de la corbeille aux canards et aux cygnes.

Alors on s’enfonçait pour de bon sous le bois ; on allait par étapes s’asseyant sur les bancs nombreux disposés çà et là, aux meilleurs endroits, là où l’ombre et la retraite se faisaient plus poétiques, là encore où une percée à travers le feuillage nous découvrait soudainement quelque vue sur la mer. Et l’amiral causait. Cet homme avait vécu cinquante ans de sa vie sur l’océan. Mais il avait débuté à Sébastopol, était devenu attaché d’ambassade à Londres, aide de camp de l’amiral de Gueydon à Alger, chargé de missions diplomatiques à Washington ; il avait pacifié le Dahomey, et comme chef d’état-major sous Lockroy et comme vice-président de l’Action libérale et sénateur du Finistère, il avait pu observer de très près les figurants de la Comédie d’aujourd’hui. Il avait connu tous les hommes de l’avant-dernière génération. Tout jeune, il avait entendu Lacordaire ; il avait fréquenté les salons de Montalembert, et surtout il avait approché et aimé Louis Veuillot, Veuillot dont il conservait précieusement quelques charmantes et fines lettres et qui venait passer ses vacances, tout près de Crec’h Bleiz, à Tréport. C’est à Tréport, on s’en souvient, que « l’oiseau du bon Dieu qui volait sur la mer du bon Dieu » révélait indiscrètement à l’affectueux oncle de si compromettantes choses sur son espiègle de nièce Marguerite. Et c’était plaisir d’entendre le témoin de tout ce passé vous raconter des anecdotes inédites sur la guerre de Crimée, la cour de Londres, les hommes d’État américains, sur la bataille de Mentana, sur les relations de Veuillot et de Montalembert, etc., etc.